Jun Shiraoka

C’est a la vision et a sa finesse inherente que nous renvoient les images feutrees du photographe japonais Jun Shiraoka, exposees dans le cadre de l’exposition de groupe <<Les Frontieres de l’ombre, aspects de la photographie contemporaine japonaise>> (une initiative du commissaire Franck Michel presentee simultanement a la Maison de la culture Frontenac), a l’occasion de la manifestation biennale <<le Mois de la Photo a Montreal>>. Realisees entre 1969 et 1995, ces quelque trente photographies noir et blanc furent reunies sous le titre de corpus <<Emotion and Experience>>. Shiraoka vit depuis 1979 a Paris ou son oeuvre connait un succes critique et marchand considerable. Le photographe lui-meme dit s’etre impregne de l’esprit de la Ville lumiere. Il qualifie d’ailleurs de <<sensibilite francaise>> le mariage paradoxal de <<l’ambiguite, de l’equivoque et de l’evidence>> dont se nourrit son travail. Qu’il s’agisse la du reflet d’une propriete nationale revient a l’anthropologie culturelle de determiner. Il reste, toutefois, qu’a travers cette combinaison dialectique du reconnaissable et de l’opacite, Shiraoka nous entretient sur la faculte de voir et de percevoir.

Un brin indechiffrables, baignant dans une lueur crepusculaire d’ombres et de lumiere, ces compositions formalistes, parfois minimalistes, de paysages (surtout urbains) et d’interieurs nous convient a prendre acte de la densite sensitive de la perception visuelle. En tous les cas de la sienne. Prises souvent a travers des vitres, embuees, egratignees, souillees, ou alors brisees par un jeu de lignes qui rappellent la presence structurelle d’une architecture, d’un environnement, les photographies de Shiraoka suggerent d’un seul souffle deux mondes paralleles. Un peu comme les peintures aux cadrages photographiques, egalement urbaines, depouillees et fortes de structure, de l’Americain Edward Hopper qui decrivent dans une meme composition des univers exterieur et interieur. Cependant, tandis que chez Hopper, l’image est composee de facon a ce que le regard soit porte de l’exterieur vers l’interieur, chez Shiraoka c’est l’inverse. Les images du photographe sont habituellement construites a partir d’un point de vue interieur qui trouve son prolongement de l’autre cote de la fenetre, a l’exterieur des murs. Comme cette vue floue et brumeuse du Brooklyn Bridge de New York, percue depuis une fenetre d’appartement dont la nature morte <<zen>> de son rebord, plongee dans le silence d’une ombre, fait echo a l’imprecision assourdie du paysage urbain. Les sujets de Shiraoka sont aussi intemporels que ceux du peintre sont figes dans l’effet dramatique d’un moment precis. D’ailleurs, cette volonte d’intemporalite chez le photographe explique peut-etre la recurrence de grisaille dans ses images, ou il ne fait ni vraiment jour ni vraiment nuit.

De la meme facon, si ces deux artistes partagent une remarquable et presque tangible presence d’atmosphere, celle du peintre tient a la psychologie de ses figures encarcannees, coupees d’un monde exterieur qui leur est souvent hostile. Celle de Shiraoka, en revanche, est davantage redevable aux mecanismes de perception qu’au sujet. L’atmosphere du photographe est celle du pont sensitif qui amene l’oeil a passer sciemment, mais dans l’absence de tout ordre hierarchique, du dedans au dehors. L’un et l’autre, chez lui, se valent. Car le veritable sujet de ses photographies, nous l’avons dit, c’est la perception dans ses recoins les plus riches, c’est la vision dans ce qu’elle a de plus sensoriel.

Et combien etonnant de constater que cet appel aux sens genereux cohabite avec un univers formel et simplifie, articule selon une logique esthetique de la parcimonie (toute japonaise, sommes-nous tenter d’ajouter, et ce, malgre la dite sensibilite francaise de l’artiste). A une certaine geometrie de paysage se superpose un ecran de perception pour ainsi dire tactile. Comme cette image de 1980 ou un alignement d’allees et de haies dans un jardin de Versailles est donne a voir a travers une fenetre marquee d’egratignures. A travers un voile <<textuel>> ou <<opacifiant>>, diraient les poststructuralistes. Les incisions dans le verre sont presentes au meme titre que le paysage represente. L’acces au jardin n’est ni direct ni immediat, il est filtre. Et ce filtre qui renvoie lui-meme a une autre realite spatio-temporelle – ajoutant une strate supplementaire a la lecture et au sens de l’oeuvre tout en obstruant la lisibilite du premier niveau de la representation – constitue un passage oblige pour qui veut regarder le <<sujet>> de la photographie. Pour voir un jardin, il nous faut alors devenir conscients du contexte dans lequel nous regardons et de la maniere dont nous le faisons. Regarder une photographie de Shiraoka est comme lire un poeme, ou la structure du langage a la fois obstrue, devie et enrichit le sens porte par les mots. Contrairement a l’euphorie premiere qu’a creee la photographie, il ne s’agit plus, chez cet artiste, de pretendre offrir une tranche de la realite, il n’est guere plus question de la dejouer par des procedures de montage ou de mie en scene. Plutot, c’est le renoncement a toute forme de representation du reel, hormis peut-etre l’acte de voir qui n’est pas ici tant represente qu’exige et delicatement venere.

Puis, lorsque Shiraoka ne tamise pas ses sujets a l’aide de vitres, il parvient infailliblement a rendre cette meme impression d’univers ouates ou le silence, comme dans certaines peintures de De Chirico, devient une propriete physique tout autant que physiologique. Et lorsque la fenetre n’est pas utilisee comme voile, elle trouve regulierement sa place dans les images du photographe comme representation d’un ailleurs. C’est le cas, notamment, d’une photographie de 1971, ou ce qu’on devine etre une brise legere fait lever un rideau a fins motifs qui remplit l’image presque au complet. L’unique point de fuite, une mince bande de paysage, sorte d’eclairci, que le mouvement du rideau nous laisse entrevoir a travers une fenetre, ouverte cette fois. Au bas de l’image, la penombre d’un interieur indistinct. Cette oeuvre, muette comme toutes les autres et parmi les plus minimalistes de l’exposition, rappelle timidement un au-dela a travers un dedans, un ici, un monde presque uterin, particulierement present et enveloppant.

Dans une composition geometrique, simplifiee au point d’etre divisee en deux parties egales, le corps nu d’une femme etendue devant une fenetre voilee d’un rideau diaphane (une photo de 1975) traduit une impression semblable. Une fois de plus, nous sommes a l’interieur tout en etant conscients d’un dehors parcimonieusement suggere. Il se dessine ici par les quelques plages plus claires du rideau derriere lequel certains edifices, moins hauts, ne gagnent pas tout a fait le ciel. Quant au sujet qui ne l’est pas vraiment, un nu feminin, il est en soi curieusement secondaire par rapport a la presence manifeste d’une atmosphere d’ombres et de lumiere qui inonde l’espace dans lequel il est represente. Apres avoir reconnu un corps, ce que nous percevons sans cesse est comment la lumiere ou son absence le revele ou le divulgue. Comment nous le voyons. La, comme ailleurs chez Shiraoka, les objets representes, si esthetiques soient-ils, si graphiques et depouillees soient les compositions dans lesquels ils sont assembles, demeurent de beaux pretextes pour mieux apprehender les infinitudes de la vision.