Camelo Arnoldin et Richard Purdy

Les architectes de la Renaissance edifierent, a la suite des idees de Brunelleschi et d’Alberti (qui s’etaient eux-memes inspires de Vitruve), des eglises a plan central; celles-ci devinrent la quintessence et l’esprit meme de l’epoque, releguant au second plan la disposition en croix latine des eglises du moyenage. De facon parallele, l’homme vint a s’approprier le centre de la Renaissance, lui imposant du coup de nouvelles regles anthropomorphiques. Ceci dit, ces regles classiques s’inscrivant dans une harmonie globale finirent un jour par lasser, comme le font d’ailleurs toutes regles trop bien definies et, partant, trop restrictives.

Certains artistes de l’epoque, comme certains d’aujourd’hui, ont cru important de tenir un discours critique face a ce type de Zeitgeist emprisonne dans la violence de l’ordre et de la purete. C’est d’ailleurs dans cet univers commun d’emancipation que semblent nager autant le Bernin que Richard Purdy, comme en fait preuve l’oeuvre recente de ce dernier, Bernini’s Vomit.

Cette oeuvre que l’artiste montrealais realise conjointement avec Carmelo Arnoldin – le premier ayant surtout pris en charge la partie conceptuelle, et le second s’etant surtout investi dans la realisation technique – consiste en une immense et impressionnante masse sculpturale de bois et de platre couchee sur le sol. Pour cette oeuvre qui s’apparente a un retable ou a un portail, les artistes affirment s’etre inspires du classicisme tel que pratique au XVIe siecle par les architectes Vignole et Palladio. L’architectonique de la structure se resume par un corps central entoure d’une paire de colonnes et de pilastres decoratifs, tout en etant coiffe d’un entablement avec denticules et d’un fronton arque. Par sa composition et par son recouvrement de peinture blanche qui rappelle le marbre tant vante par les artistes de l’age classique, Bernini’s Vomit nous renvoie directement a cette epoque ou tous les chemins menent a l’homme.

En plus de respecter la configuration de l’ordre toscan tel que presentee par Vignole dans son ouvrage notoire de 1562, La Regola dei cinque ordini, l’oeuvre rappelle que l’architecture etait vue, a la Renaissance, comme la science ultime, regie par des regles de proportion et de symetrie. L’ensemble tend donc, du moins a premiere vue, a atteindre la concinnitas recherchee et pronee par Alberti, cette douce harmonie cosmogonique.

Les concepteurs de Bernini’s Vomit soulignent toutefois dans un court texte, et avec raison, que celleci ne reste pas sans creer un certain desequilibre chez le regardant: <<Nothing is as it seems as we subvert the normal relationship to gravitational orientation, and classical convention moves from calm to vertigo.>> Comme pour nous rappeler que la perception du monde etait, durant la Renaissance, inseparable d’une vision perspectiviste, Purdy et Arnoldin renversent ainsi la structure architecturale et la glisse sur le sol, la placant par le fait meme au niveau oculaire de l’homme et au niveau du paysage: le retable devient alors, dans un jeu fascinant de deplacement, un paysage metaphorique ou les pilastres, les corniches et les chapiteaux deviennent des montagnes enneigees ou des icebergs, et les moulures de l’entablement, des lignes d’horizon ou des lignes routieres.

En plus de dejouer notre orientation par sa presentation a l’horizontale, l’oeuvre rend sa liaison avec la Renaissance problematique en rejetant, du moins dans une certaine mesure, la stabilite et l’ordre prones par celle-ci, pour miser plutot sur le desequilibre. Outre l’arcature de son fronton et le desaxement de ses colonnes qui concourent a destabiliser l’oeuvre, le mouvement anticlassique de Bernini’s Vomit se fait sentir dans la subtile deformation des pilastres decoratifs: de facon fort ingenieuse, ceux-ci reprennent de facto le traitement de l’entablement principal, mais le prolongent selon un principe troublant d’anamorphose. Par ces moult phenomenes de de-familiarisation et d’instabilite, lesquels s’amplifient d’ailleurs au fur et a mesure de notre presence, Bernini’s Vomit semble enfin devenir mal a l’aise en presence de l’homme (et de la femme), et vice versa.

A la blancheur et a la symetrie classiques de l’oeuvre s’opposent donc une instabilite, un mouvement et une demesure qui, comme le suggere d’ailleurs son titre, auraient beaucoup a voir avec la production du maitre baroque. Ceci etant, ce serait peut-etre cette rencontre etourdissante entre deux epoques, soit une premiere tendant vers l’ordre (le classicisme) et une deuxieme, davantage orientee vers le desordre (le baroque), qui rendrait Bernini’s Vomit si torturee et si troublante. Toujours est-il qu’a l’instar du Bernin, Purdy et Arnoldin integrent dans l’oeuvre les canons du classicisme (ou du modernisme, qui est equivalent au point de vue de la purete) mais les deforment, les renversent, les poussent a l’extreme puis, enfin, les regurgitent.

La relecture du classicisme n’est pas chose nouvelle dans la production de Purdy et apparait meme dans plusieurs de ses oeuvres anterieures. Dans Corpus Cristi de 1984, par exemple, l’artiste magnifiait la pensee de la Renaissance au point de la rendre problematique, en creant une ville imaginaire ou l’image de l’homme – pour etre plus precis celle du Christ sur la croix – s’etait reifiee dans la composition meme de la ville. Dans La Caduta di Lucifero de 1991, l’artiste nous proposait plutot une Renaissance vue dans le reflet d’une mare d’eau mouvante, comme si ladite epoque n’etait plus aujourd’hui saisissable qu’a travers un jeu de renversement, de deformation, de brouillage.

Bernini’s Vomit se situerait, en terminant, en parfaite continuite dans la production de Purdy. Comme dans la plupart de ses oeuvres solo, l’artiste semble y glorifier notre ere post-humaniste ou l’homme flotte en peripherie et ou l’ordre devient – mais en aura-t-il vraiment deja ete autrement? – inseparable du chaos. Ce qui singularise toutefois le recent projet de Purdy – et nous devons surement ici louer l’apport d’Arnoldin – c’est cette nouvelle facon, somme toute plus esthetique et moins narrative, d’articuler son propos. Comme si l’oeuvre avait trouve, enfin, sa propre narrativite.